Thursday, March 31, 2005

Code Da Vinci: Faut-il brûler les sorcières d'Exeter?


Le Nouvel Obs nous a offert (N° 2106) une riche enquête sur le phénomène du Code Da Vinci, le livre à succès de Dan Brown. L’article de Marie-France Etchegoin, co-auteur de l’essai « Code Da Vinci : L’enquête » qui se taille lui-même, dans le sillage de son sujet, une belle part du gâteau (bravo !), ne nous laisse rien ignorer des thèmes ésotériques qui font, nous dit-on, le succès du livre de Dan Brown. Nous pouvons enfin aller dîner en ville sans pour autant avoir à se taper d’abord l’ouvrage dont tout le monde parle.

Il n’y a pas de mal à enfourcher le cheval de la mode même si cela fait un peu pub pour un livre qui n’en a pas vraiment besoin. Mais on y lit, dans un parfum de souffre, que tout cela peut cacher un calcul, une manœuvre dangereuse pour notre intégrité démocratique…car Dan Brown traficote joyeusement réalité et fiction sur des sujets que d’autres ont utilisés à des fins inavouables. Et là, j’ai vraiment peur de nous voir tous tomber dans le politiquement correct, dans la pensée unique qui, plus qu’un conformisme politique risque de devenir bientôt une paresse intellectuelle, une peur de penser seul qui nous laisse penauds face à une culture lyophilisée en dosettes ‘prêtes à citer’. Il ne faudrait quand même pas que nous soyons amenés, au nom des principes moraux qui ont le vent en poupe, à diaboliser la moelle du roman d’aventure : la surprise, l’inconnu, l’exotisme, la découverte, le frisson du mystère…

Hugo Pratt, d’où que tu sois, probablement dans un lointain château des Carpates, au sommet d’un pic qui perce le plafond des nuages, je t’en prie, envoie leur un grain de sel !
Ton Ange à la fenêtre de l’Orient où chacun dans Venise manipule la Cabale pour faciliter ses passions, tes derviches tourneurs ivres de haschich et de poèmes d’amour, tes sorcières brésiliennes du Candomblé couvertes de sang de coq, tes féroces Danakils coupeurs de couilles, n’ont rien de moralement acceptable à la lumière de notre puritanisme grandissant et rien, surtout, que des minorités sourcilleuses puissent accepter comme descriptions fidèles de leurs cultures.

Et Tintin ? la secte au sigle ésotérique des Cigares du Pharaon, la mystérieuse malédiction de la momie de l’inca Rascar Capak, les dictatures sanglantes des généraux Alcazar et Tapioca ?
Et les monastères du Nom de la Rose, où Umberto Eco tisse allègrement l’Histoire, les hérésies, le crime et les vices inhérents à notre pensée ?
Et Mortimer dans le Secret de la Grande Pyramide ? ‘Par Horus demeure !’
Et Harrison Ford, ‘A la recherche de l’Arche d’Alliance’ ?
Et Comes dont les extraordinaires BD nous entraînent dans le chamanisme pré-chrétien de nos Ardennes, avec son faux goût d’éden, et nous y laisse réfléchir sur les origines religieuses de nos structures de pensée.
Sulfureux ?

Toute cette littérature et ce cinéma d’aventure étaient-ils donc pourris ? Faut-il les interdire, les mettre au pilon, pire encore, demander au pape de les mettre à l’index ?
(Suis-je donc vieux ! j’avais oublié que même le pape a supprimé ‘l’index’.)
Faudra-t-il alors que le Président de la République fasse, en notre nom à tous, amende honorable ? Et que nous nous repentions parce que nous nous sommes vautrés avec jouissance et oubli dans ces histoires où les vieux professeurs d’égyptologie ressemblent nécessairement à des ex-nazi ? où les adorables derviches sont des soufis mystiques de la pire engeance pour les musulmans sunnites ? et où les tueurs Danakils sont beaux et sexy comme des jeunes dieux ?
Et faut-il brûler Hergé parce qu’il n’avait pas vu, 20 ans avant tout le monde, que le colonialisme allait trouver son terme et que chacun devrait, très lentement, prendre conscience de ses vices? C’est pourtant ça la richesse de la diversité : il y a sur terre des Albert Londres et des Hergé, des vaches et des lapins, vos jours et mes nuits, mon épouse et votre mari !

Et Planète, le mensuel des années ’60 qui nous a ouvert aux pensées alternatives, jusque-là bien trop soufrées pour notre culture chrétienne ? Faudrait-il renoncer aux libertés conquises à cette époque, pour la seule raison que Louis Pauwels s’est finalement fatigué de penser ‘jeune’ ?

Qu’il y ait de l’élitisme dans la démarche intellectuelle de Dan Brown c’est très probablement vrai. Il ne se cache pas d’être du New Hampshire, cette province qui se voit aristocrate, et du milieu des anciens élèves des établissements de l’Ivy League, la ‘crème’ des collèges pour enfants de bonne famille. Oui, on peut trouver un peu infantile cette recherche de la conformité rassurante, de la chaleur du sein familial, du clan, de la secte donc ! Mais nul n’est forcé de le lire.

Cela relève bien de l’enfance. Mais l’enfance serait-elle devenue politiquement incorrecte ? Le royaume des enfants et des préadolescents, souvenons-nous, ce sont les bandes rivales, les clubs aux noms mystérieux, leurs lieux de réunion introuvables, les messages cryptés, les alphabets secrets, les masques, les couvre-chefs ou les tatouages.

Que Dan Brown ait choisi la nostalgie de l’enfance pour y appuyer son marketing, qu’il ait voulu faire du Harry Potter pour adultes, on peut s’en désintéresser, certains peuvent être un peu jaloux de son succès, mais il n’y a pas de quoi y voir des intentions suspectes, des dangers de dérives totalitaires, des péchés contre l’esprit. Ne réveillons pas l’Inquisition !

Gardons le cœur de Tintin, petit reporter à la découverte du monde, et la fougue de Corto Maltese qui toujours choisira la pente dure de l’aventure, physique et intellectuelle. Les sentiers de Samarkand donnent des ampoules aux pieds et la fréquentation assidue des ésotérismes peut parfois faire sauter quelques plombs dans nos neurones. Mais c’est vivre!

Et, qui que soit le conteur, si les histoires ésotériques plus ou moins rigoureuses donnent, ne fut-ce qu’à quelques-uns, le désir d’entreprendre pour un temps le long cheminement personnel dont elles laissent deviner, à peine, le petit bout du fil d’Ariane, quelle merveille pour ceux-là ! et quelle victoire pour l’esprit humain, son individualisme, son libre-arbitre !